Silence, on coupe !

Lorsque survient le moment de mettre votre texte en pages (pour ne pas dire en colonnes), il importe que vous vous entendiez, vous et votre typographe ou vous et votre logiciel ou vous et vous-même, sur les coupures que vous accepterez à la fin des lignes.

Ces coupures sont de deux ordres. 1) Un mot peut être trop long pour tenir en bout de ligne : plutôt que de le chasser en entier sur la ligne suivante, il conviendra dans certains cas de le diviser. 2) Une expression ou un groupe de mots ou de symboles qui vont ensemble peuvent être trop longs pour tenir en bout de ligne : plutôt que de tout faire passer sur la ligne suivante, il s’avérera parfois sage d’en chasser une partie. Sans vouloir couper les cheveux en quatre, nous allons passer en revue les principaux cas de coupures.

Gardons présent à l’esprit que faire des coupures dans un texte reste un pis-aller : il serait toujours préférable de ne jamais isoler des éléments qui vont ensemble. Qu’il s’agisse de divisions de mots (le premier groupe que nous verrons) ou de séparations (le deuxième groupe). Le texte se lit plus facilement, plus rapidement, et les fins de lignes sont plus belles sans coupures. Mais, hélas, si l’on interdit les coupures, l’on se voit dans l’obligation de « chasser » (c’est le terme technique) des mots ou des expressions entières sur la ligne suivante, créant ainsi des lignes moins remplies et des espaces plus considérables entre les mots (espacement proportionnel dans les textes avec justification à droite), ce qui n’est guère plus beau.

Tout consiste donc à maintenir un équilibre satisfaisant entre le nombre et le type de coupures auxquelles on aura recours d’une part et la distance entre les mots (de même qu’entre les lettres) d’autre part, dans le but d’offrir à l’œil des colonnes d’une densité (d’un noir) raisonnable. En plus d’être facile à décoder, le texte doit être beau à voir. Pourquoi ne pas faire plus beau quand on peut faire plus beau !

Vous avez sans doute déjà remarqué que plus les colonnes d’un texte sont étroites (dans un journal par exemple), plus on retrouve de coupures alors que, dans le cas inverse (les colonnes d’un rapport qui s’étalent sur toute la largeur de la page 8 1/2 x 11 po par exemple), l’on se passera, à la limite, de toute coupure. Dans les cas de mise en pages où le texte n’est pas justifié à droite, l’on évitera généralement les coupures à moins que cela ne crée d’échancrures trop démesurées dans les lignes. Rappelons-nous enfin que notre code typographique utilise le même symbole pour signifier les divisions de mots et dans les noms composés : le trait d’union. Pourtant, les fonctions sont, en fait, radicalement opposées (division dans le premier cas, union dans le second).

Divisions

En français, la division des mots repose principalement sur la structure syllabique de ceux-ci. Vu que les locuteurs natifs du français ou ceux qui le maîtrisent à merveille possèdent de façon pourrait-on dire innée une idée relativement juste de la structure syllabique des mots de leur langue, ils reconnaîtront facilement les endroits stratégiques où il est permis de diviser un mot (in-man-qua-ble-ment). Mais, dans les cas où la structure étymologique ou la structure en composants d’un mot se laisse déceler, il est de bon ton de procéder à une division qui mettra en évidence cette étymologie (sulf-hémoglobine plutôt que sul-fhémoglobine, trans-atlantique plutôt que tran-satlantique, même si ces deuxièmes façons de diviser correspondent davantage à la prononciation). Plus rare en français, la division étymologique est monnaie courante en anglais, accrue par le phénomène d’accentuation (The work-ers were build-ing a new house).

De la page 108 à la page 111 de son Ramat de la typographie (éd. de 2005), l’auteur énumère plusieurs règles touchant la division des mots, dans lesquelles il fait preuve d’une certaine sévérité : on y retrouve plus d’interdictions que de permissions, semble-t-il. Je ferai montre de plus de permissivité que lui dans la mesure où les correcteurs d’épreuves, dans la majeure partie des cas, n’ont guère le choix : 1) les logiciels de coupure ont déjà réglé le sort des mots d’une certaine façon sans qu’ils aient eu leur mot à dire auparavant (et il serait trop long et coûteux de tout chambarder un texte au moment de la correction des épreuves); 2) en interdisant la coupure d’un mot (la plupart du temps en reconduisant ce mot en entier sur la ligne suivante), l’on crée parfois un problème plus embêtant que celui que l’on entend régler (par exemple, l’augmentation démesurée des blancs entre les mots ou un, voire plus d’un, problème de coupure de mot à la fin des lignes subséquentes).

Ne me coupe pas

J’ai représenté les coupures absolument interdites par le symbole +, les coupures permises par - et les coupures-que-l’on-aimerait-s’interdire-mais-que-l’on-se-permet-si-la-solution-n’est-pas-évidente par +/- (comme il faut bien parfois couper son vin).

a) Ne divisez jamais après une apostrophe (l’+enfant, puisqu’+elle, aujourd’+hui).

b) Ne laissez jamais une seule lettre en bout de ligne (un a+dolescent, une é+tiquette), mais on pourra être plus tolérant si cette syllabe comprend un l’ (l’a+/-dolescent, l’é+/-tiquette).

c) Ne divisez jamais deux voyelles, que ces voyelles constituent un seul son (je+une, ta+ire), que l’une d’entre elles soit considérée comme une semi-voyelle, c’est-à-dire un son de transition (vi+eux, lu+i, lo+i, hi+er, actu+elle) et même si elles forment deux syllabes distinctes, donc avec hiatus (cro+ate, vidé+aste, nu+ageux). Sauf si l’on sent que l’on a affaire à deux composants différents, par exemple des préfixes (pré-établi, co-efficient, anti-acide, mots habituellement écrits sans trait d’union).

d) Ne divisez ni avant ni après les lettres x et y (deu+x+ième, prévo+y+ance), sauf s’il y a une consonne qui suit ou précède (ex-celler, ty-ran). Si vous devez diviser un mot par ailleurs trop long, essayez de limiter les dégâts en coupant là où l’étymologie vous le suggère (deux+/-ième).

e) Ne divisez jamais les abréviations (ap+prox.) ni les symboles (C6+H5+NO2) ou les sigles (CL+SC) ni les acronymes (prononcés syllabiquement), surtout s’ils sont écrits en majuscules (U+NES+CO); on sera plus tolérant s’ils sont écrits avec une majuscule suivie de minuscules (Sid+/-bec, Be+/-ne+/-lux, Unes+/-co); les restrictions tombent s’ils deviennent des noms communs (cé-gep, ov-ni).

f) Ne divisez jamais les nombres lorsqu’ils sont écrits en chiffres (12+340, 750,+25 $).

S’il vous plaît

Dans les quelques situations qui suivent, il faut tenter de ne pas effectuer de division (souvent pour des raisons esthétiques), mais l’on sera parfois acculé au pied du mur : si l’on s’abstient de couper, on crée parfois un problème encore plus grave (d’immenses espaces entre les mots sur une même ligne).

a) Essayez de ne diviser un nom composé qu’à l’endroit même de son trait d’union (multi-insti+/-tu+/-tion+/-nel, Mme Gagnon-Trem+/-blay).

b) Essayez de ne pas diviser de mots à la fin des colonnes ou des pages, surtout sur une page impaire (à droite).

c) Essayez de ne pas laisser sur la dernière ligne d’un paragraphe une partie seulement d’un mot si celui-ci termine le paragraphe.

d) Essayez de ne pas diviser de mots dans les titres, voire même dans le chapeau d’un article.

e) Si un mot contient déjà deux traits d’union, essayez de le diviser à l’endroit du premier de telle sorte que le lecteur ne verra pas deux traits d’union de suite à la fin d’une ligne (arc-en+-ciel, demanda-t+-il).

f) Si l’on reconnaît déjà des préfixes ou des suffixes dans la formation d’un mot, essayez de couper entre ceux-ci et la racine (pro-fran+/-çais, pan-a+mé+/-ri+/-cain).

g) La plupart des auteurs d’ouvrages de référence nous recommandent de ne pas couper les deux dernières lettres d’un mot, surtout si elles constituent une syllabe muette. Réservez ces critères plus restrictifs à des textes paraissant dans des ouvrages plus soignés; dans le cas des colonnes étroites d’un journal, il serait vain de s’en soucier (inutili-té, inuti+/-le). À vous d’en juger.

Allons-y !

En général, rien ne nous interdit (mis à part toutes les restrictions que je viens d’énumérer) de couper entre les syllabes, quelle que soit leur structure. C’est ainsi que l’on retiendra des divisions entre des consonnes doubles (mis-sion), entre des consonnes différentes n’appartenant pas à la même syllabe (ar-b+re, op-tion, ex-p+li-quer) de même, évidemment, qu’entre une voyelle et une consonne n’appartenant pas à la même syllabe (ta-lon).

Le cas le plus difficile reste celui du s, consonne qui a la faculté de se déplacer comme un serpent d’une syllabe à une autre dans un même mot. Le problème vient du fait qu’on ne sait plus si l’on doit effectuer une division à partir de critères étymologiques ou à partir de critères syllabiques, d’autant qu’à l’oreille les locuteurs du français ne s’entendent pas tous sur une même coupe syllabique. Considérez construire, blasphème, conscience, télescope, héliosphère, monstrueux, inspecteur, mots pour lesquels on ne sait plus s’il faut couper avant ou après le s (voir les problèmes proposés dans les exercices). Dans les cas d’espace, abstrait, c’est plus facile.

Par ailleurs, certains d’entre nous auront des réticences à laisser en bout de ligne des portions de mots qui, en soi, suggéreront autre chose. Par exemple, dans la phrase Êtes-vous aux prises avec un problème concernant vos relations de couple ?, il peut être embêtant de diviser après la première syllabe du mot concernant parce que, l’espace d’un espace, le sens de la phrase dérape sur quelque chose d’inattendu. Mais on ne peut habituellement rien faire contre tous les petits hasards de la vie. Il conviendra d’intervenir seulement dans les situations menant à des allusions trop grivoises dans des ouvrages on ne peut plus sérieux.

Pour des raisons évidentes de « coup d’œil », on ne divisera jamais les mots d’un titre sur la couverture d’un livre ni même, souvent, ceux des sous-titres dans le corps d’un ouvrage, comme je le mentionnais plus haut. Il en va de même pour les textes des affiches, où le graphisme joue un rôle prédominant.

Séparations

Les séparations ne jouent pas à l’intérieur des mots mais plutôt entre les mots. Ce seront encore des critères d’esthétique et de bon goût qui prévaudront. On ne doit pas séparer ce qui, de toute évidence, va ensemble. Un article et le nom qui suit sont certes intimement liés, mais il serait vain, dans le corps d’un texte, de chercher à ne jamais les séparer (quoiqu’on ne les éloignera jamais dans un titre). Il en ira tout autrement pour certains petits éléments qui, pris isolément, ne voient pas leur forme jouir d’une assez grande autonomie. Les exemples qui suivent éclaireront ces propos quelque peu obscurs (tiens, tiens, où diviseriez-vous ce dernier mot ?).

a) En fin de ligne, ne séparez jamais un symbole (le plus souvent une unité de mesure) de sa valeur numérique (10+h, 20+$, 30+%, 40+cm).

b) Ne séparez jamais un numéro qui suit une abréviation (p.+10, nos+10-20, chap.+V, C.P.+248). Essayez de la même façon de ne pas séparer un mot qui suit ou précède une abréviation, ce qui s’avère plus délicat parce que les éléments concernés sont souvent plus longs que ceux des exemples précédents (boul.+René-Lévesque, Mme+Suter, Montréal,+QC, Éditions Ultima+inc.).

c) Ne séparez jamais les lettres ou numéros d’ordre dans une énumération qui s’enchaîne dans le texte (Il existe trois solutions : 1)+couper; 2)+ne pas couper; et 3)+structurer différemment).

d) Essayez de ne pas séparer les différents éléments d’une date, d’une mesure, d’une formule chimique, mathématique, etc. (le 5+décembre+/-1946, 20+ x+/-56+cm, E+=+/-mc2). Certaines de ces expressions seront très longues : il faudra donc se montrer un peu tolérant, ce que j’ai souligné par le symbole +/-.

e) Ne séparez pas les titres de fonction ou de civilité abrégés de même que les initiales d’avec les noms de famille (M.+C.+Gilbert). Mais, si le titre ou le prénom est écrit au long, ce sera un exploit ou une chance inouïe de ne pas effectuer de séparation. Voici quelques situations qui peuvent se présenter : M.+Christian+/-Gilbert, monsieur+/-Christian+/-Gilbert, monsieur+/-C.+Gilbert.

Dans tous ces cas, je le répète, la permissivité que l’on s’accorde en matière de séparation dépend de la largeur des colonnes ainsi que de la nature et de la qualité du texte.

Maintenant, silence, à vous de couper !

Exercice : Où couperiez-vous ?

Dans la première colonne du tableau qui suit figure des mots qu’il faudrait couper. Veuillez indiquer où l’on peut les couper.

Mot à couper

Proposition

absentéisme
absolu
abstraction
accablant
aéronef
arbrisseau
arc-boutant
arc-en-ciel
Bernstein
blasphème
capter
conscience
construction
description
destruction
golf
héliosphère
Hitler
hyperactif
hypoallergique
ininflammable
inscription
inspecteur
interaction
interurbain
investi
Johnston
lustre
maladroit
malheureux
micro-ordinateur
monoacide
monstre
monstrueux
Montréal
observer
ostracisme
panaméricain
postopératoire
rappelle-le-toi
résultat
réunir
Rimouski
s’abstenir
strate
strier
structure
téléc. (abréviation)
télescope
troisième
unir

 

Solutions

Nous vous proposons deux niveaux de correction : dans la première liste figurent les divisions qui correspondent à des critères plus stricts (pour les travaux de plus grande qualité); dans la deuxième liste figurent celles qui correspondent à des critères plus lâches (pour les travaux ordinaires). Il y a souvent plus d’une coupure possible.

Textes plus soignés

Textes ordinaires

ab-sen-téisme
ab-so-lu
abs-trac-tion
ac-ca-blant
aéro-nef
ar-bris-seau
arc--boutant
arc--en-ciel
Bern-stein
blas-phème
cap-ter
con-science
con-struc-tion
des-crip-tion
des-truc-tion
golf
hélio-sphère
Hitler
hyper-actif
hypo-allergique
inin-flammable
in-scrip-tion
in-spec-teur
inter-action
inter-urbain
in-ves-ti
John-ston
lus-tre
mal-adroit
mal-heureux
micro-ordinateur
mono-acide
mons-tre
mons-trueux
Mont-réal
ob-ser-ver
os-tra-cisme
pan-américain
post-opératoire
rappelle--le-toi
ré-sul-tat
ré-unir
Ri-mous-ki
s’abs-te-nir
strate
strier
struc-ture
téléc. (abréviation)
télescope
troi-sième
unir

ab-sen-téis-me
ab-so-lu
abs-trac-tion
ac-ca-blant
aé-ro-nef
ar-bris-seau
arc--bou-tant
arc--en--ciel
Bern-stein
blas-phè-me
cap-ter
con-scien-ce
con-struc-tion
des-crip-tion
des-truc-tion
golf
hélio-sphè-re
Hit-ler
hy-per-actif
hy-po-aller-gi-que
inin-flam-ma-ble
in-scrip-tion
in-spec-teur
in-ter-action
in-ter-urbain
in-ves-ti
John-ston
lus-tre
ma-l-a-droit
mal-heu-reux
micro-ordi-na-teur
mo-no-aci-de
mons-tre
mons-trueux
Mont-réal
ob-ser-ver
os-tra-cisme
pan-amé-ri-cain
post-opératoire
rap-pelle--le--toi
ré-sul-tat
ré-u-nir
Ri-mous-ki
s’abs-te-nir
stra-te
strier
struc-tu-re
téléc. (abréviation)
té-lescope
troi-siè-me
unir